LE MONDE NE CONNAÎT PAS SÔMAI
par Ryusuke Hamaguchi, cinéaste
«Le monde ne connaît pas Sōmai.» Tel était le slogan qui accompagnait l’ouvrage Yomigaeru Sōmai Shinji (Shinji Sōmai Renaissance) paru en 2011, soit dix ans après sa mort (livre auquel j’ai moi-même contribué). Maintenant que dix années supplémentaires ont passé, le monde a- t-il enfin rencontrer Shinji Sōmai ? Oui et non. Bien sûr, plusieurs rétrospectives de ses films ont été organisées dans des festivals, qui lui ont gagné de nouveaux spectateurs. Mais il est encore loin d’avoir obtenu la large reconnaissance qui lui revient. C’est une chose que j’ai précisément ressentie dans de nombreux pays du monde. Le monde ne connaît toujours pas Sōmai. Depuis ses débuts en 1980, Shinji Sōmai est tenu par les cinéphiles japonais en très haute estime, de même qu’il est, disons-le, impossible pour quiconque fait aujourd’hui du cinéma au Japon de ne pas avoir Sōmai en tête. Bien sûr, on comprend sans mal que, pour qui ne connaît pas le contexte particulier du cinéma japonais des années 1980, ses premiers films contiennent une tonalité qui les rende difficiles à digérer. À cette époque où, avec le démantèlement du système de production des grands studios, beaucoup de films ont été tournés en parasitant d’autres industries (comme la télévision ou la musique), Sômai lança sa filmographie en tournant des « films d’idol », en tablant sur la popularité des adolescentes qui en tenaient les premiers rôles (ce qui ne laisse pas d’évoquer les débuts au même moment de Hou Hsiao-hsien). On parle souvent de «plan-séquence» ou de «plan long» pour caractériser le style particulier de Sômai pendant de cette période. Mais il n’est pas de plus grande erreur que de vouloir voir là ce qui fait de lui un authentique « auteur ». À comparer le plan long chez Sōmai à ceux des Welles, Tarkovski ou Angelopoulos, il n’en ressort rien de plus que leur rudesse ou leur grossièreté au niveau technique. Ce qui peut encore se comprendre comme la conséquence de productions désargentées, caractéristiques du cinéma japonais des années 1980. Or, il ne s’agit pas de cela. Car ce qu’il recherche avec la plus grande application est avant tout que ce qu’on nommera « l’éclat vital » de ses interprètes. Chez lui, le plan long permet à ces jeunes femmes qu’on voyait comme des « idols » de faire éclater de l’intérieur ce cadre pour mieux s’en échapper. Le plan long n’est que le sous-produit de la profonde confiance qu’il nourrit envers la « force vitale » qui sommeille en chaque corps, soit-il celui de ses comédiens ou de ses techniciens : il n’est pas une technique de mise en scène, mais le reflet de son « attitude envers la vie ». Projeté dans la section « Un certain regard » du festival de Cannes 1993, Déménagement est, parmi tous les films de Sōmai, celui qui représente l’instant où le « monde » et « Sōmai » sont entrés en contact. Hélas, non seulement ce film est reparti bredouille, mais il n’a pas bénéficié de la même affection des critiques pour Sonatine de Takeshi Kitano, présenté la même année dans la même section. Là encore, le monde et Sômai ont rejoué leur partition de la rencontre manquée. À revoir le film aujourd’hui, difficile de ne pas rester incrédules. Non pas devant cette rencontre manquée (car, loin de se limiter à Sōmai, les cas sont nombreux). Mais devant Tomoko Tabata, qui joue le personnage principal. Sa faculté de mouvement, l’expression de son visage, ses yeux, tout est incroyable ; toutefois, ce qui m’envoûte le plus est sa voix. Cette voix, qui à elle seule parvient à exprimer tout son être, qui se joue des distances et de la durée comme si elle abattait toute frontière, pour toucher, et ébranler les adultes qui lui donnent la réplique, jusqu’aux spectateurs. En tant que cinéaste, qu’un être de la sorte puisse exister dans un film est à peine croyable. Les images en sont comme autant de preuves de son énergie vitale – mais alors, la puissance de vie qui se loge là, sans doute existe-t-elle aussi en nous-mêmes, l’avons-nous seulement employée à sa juste valeur ? Tel est le genre de remises en question auquel nous sommes alors contraints. La vie, ici réinsufflée. Aujourd’hui, sans doute Déménagement est-il le meilleur point d’entrée pour faire se rencontrer le « monde » et « Sômai ». Pour comprendre ce film, qui correspond dans sa carrière à une période de plus haut raffinement, en plus d’avoir reçu sa vitalité sous les traits de Tomoko Tabata, nul n’est besoin de rien connaître à l’histoire du cinéma japonais. Et si jamais les spectateurs, par la grâce de ce film, en venait à s’intéresser à Shinji Sōmai, je voudrais qu’ils voient ses douze autres films. Parce qu’en chacun d’eux, s’y voient des corps, s’y entendent des voix qui surprennent. Mais soyons surpris, oui. Encore, toujours. Sinon nous n’avons pas encore vraiment rencontré Sōmai. Sinon que nous ne connaissons toujours pas Sômai ! Traduit du japonais par Mathieu Capel