Une place pour l’amour
Comme il dure seulement une heure, on aurait vite fait de croire que I Am Truly A Drop Of Sun On Earth est un film mince, maigre, pour ne pas dire petit. Bon, c’est tout l’inverse : cette heure là raconte assez d’existences pour qu’on ait envie de crier à la lune que c’est un grand film. Du genre farouche, qui plus est : qui ne s’en laisse pas conter. Tout ce qu’elle réussit, la cinéaste Elene Naveriani le fait contre les idées toutes faites, les automatismes, les trucs que l’on pense avant même de les réfléchir. Par exemple, on pourrait vous dire, pour aller vite, que I Am Truly…. est un premier film de femme, une fiction, sur la prostitution, en Géorgie. Mais à peine avez-vous dit cela, qui est vrai, que le film vous met en porte-à-faux : est-ce tant que ça une fiction, ce film ? Au générique de fin, on apprend stupéfaits que deux des acteurs du film, une des filles de la boite et surtout le personnage principal, ne sont aujourd’hui plus de ce monde, tous deux morts après le tournage, entre 2015 et 2016. Lui 28 ans, elle a 22. Le film est dédié à leur mémoire. Ce film, cette fiction, a donc bel et bien lieu dans la rue, là où rien jamais ne vous est pardonné. C’est une histoire (d’amour) dans un endroit qui ne connait que la survie.
Les vêtements des personnages, dit encore le même générique, sont ceux des acteurs. Les voilà tel qu’en eux-mêmes, les filles de la rue, les hommes à la rue, ceux qui font les marchés, celles qui font le trottoir, tout ceux qui, la nuit le jour, ont été déplacés là, à Tbilissi, avec pour ordre de ne rentrer au pays qu’après avoir ramené assez, c’est-à-dire un tout petit peu, mais ce petit peu d’argent coute déjà trop cher au corps et à l’âme. Les voilà filmés dans leur apparence, les uns comme les autres, mais plongés dans une fiction. Pourquoi faire ici une fiction ? Pour tenter de renverser l’ordre du monde. Hisser au premier plan ceux qui, d’ordinaire, sont dans cette rue comme deux ombres projetées sur un mur sale.
Elle, c’est April. « Je suis arrivé en mai ». Trop tôt, trop tard. Lui, sauf erreur, n’a pas dit son prénom – personne ne le lui demande jamais. Il est venu du Nigéria. La promesse d’une vie meilleure. Lui comme ses compatriotes, avec qui il partage, entassés, la même chambre minuscule, louée au même marchand de sommeil. Elle le croise sur le parking d’une boite en dessous du Radisson. C’est là qu’ils vont, et forcément c’est là qu’elles les attendent. Business is business. C’est là qu’elle lui demande de la suivre et c’est là qu’il l’accompagne. C’est là qu’a lieu le début d’une histoire qui n’a pas lieu d’être. Ce n’était pas sorcier de voir que cette histoire allait poser un problème de place. Pas de place pour l’amour, dans leur vie. Car I Am Truly A Drop Of Sun On Earth est un film qui ressasse une idée, fixe : les territoires, les espaces, décident à notre place. Ils nous dominent.
À cet endroit, vous commencez à comprendre que non, vous ne tenez pas seulement Un-film-sur-la-prostitution-signé-par-une-femme. En tous cas, pas seulement. Jamais, Elene Naveriani ne se dit « tiens, avec le regard qui est le mien, je ne peux pas me tromper, je suis forcément du bon coté de la victime». Son film ne cherche pas une morale, il ne cherche pas à dénoncer ceci ou à caricaturer cela, à se trouver des coupables, il a plus urgent à faire : il préfère inventer une place, sonder des géographies, dessiner des zones, dire des terrains de jeu, filmer des prisons à ciel ouvert, des boites où on ne rentre pas, des chambres où on ne dort pas, des escaliers que personne n’emprunte sauf pour une passe. A chaque lieu, c’est la même histoire, la même chose qui manque cruellement : il n’y a pas sa place pour l’intimité. Pourtant, elle viendra réclamer sa part, l’intimité. D’abord sous la forme de chansons, « La vie passe et m’abandonne / Je ne veux pas, je ne veux pas / Que la lune m’abandonne aussi / Viens lune, traverser les rues et les nuits. » Quelque chose peut encore être tenté, on peut croire que marcher dans la rue ensemble pour la première fois, ça a un sens. Mais quand plus tard, une autre chanson dans la nuit blême criera « Je ne suis pas ta guerre / Ne me combats pas / Je suis toujours seule avec toi. », on commence à se dire que plus personne ne sait que faire de cette intimité.
La rue, la prostitution, la survie, le travail ont inventé un monde où les corps et les mots sont interchangeables. Alors, pour dire ce monde, Elene Naveriani invente quelque chose comme un lyrisme sec. Qu’est-ce que c’est ? C’est un état étrange, une façon de nous dire l’amour qui est au bord des larmes tout le temps, mais qui garde son calme tout le temps, et qui est pourtant prête à exploser tout le temps. BOOM !
Philippe Azoury