Très impressionnant le Serra, dans sa manière d'aboucher ensemble, jusqu'à les rendre indissociables, l'horrible et le sublime (cliché, je sais).
Devant le film je me suis dit : tiens il nous livre déjà ce qu'on est venu voir (du sang), alors qu'est-ce qu'il a d'autres à nous raconter ? Comment il va se débrouiller au montage ? Il reste 1h30.
C'est devenu rare de sentir ça, cette sorte de connexion avec le réalisateur derrière sa table de montage, en train de chercher son film, ce qui marche et ce qui ne marche pas.
Puis une corrida, deux corridas...
La première, j'avais les larmes aux yeux de terreur et de beauté. C'est toujours beau, quand il y a si peu de choses dans une image, quand le monde - parfaitement informe - prend forme.
La cinquième, j'étais déjà presque habituée à ce spectacle. Le film s'est refermé comme un piège sur mon oeil : bah alors, tu t'habitues à l'horreur ? Tu en veux plus ? Tu veux quoi ? Qu'est-ce que c'est, un massacre dont on s'habitue ?
Devant la construction répétitive du film, on réfléchit énormément:
- c'est fou à quel point toute cette insupportable boucherie donne à voir, rend incroyablement palpable l'ordre symbolique. Je n'y connais rien à la corrida mais j'ai vraiment vu le film comme une pornographie de symboles tentant de recouvrir la vieille viande du réel.
- l'alternance entre les séquences dans l'arène et les séquences dans la voiture est géniale. C'est presque un discours tenu sur ce qu'est un film, la critique, les discours en sortant de la salle. C'est a dire qu'il faut débriefer le film pour qu'il existe, de même qu'il faut débriefer le réel pour qu'il trouve sa forme (sans quoi pas d'amour, pas d'amitié, pas de travail, pas de vie).
Il me semble que le film parle de ça : de la manière dont, chaque jour, l'alchimie à cours, entre l'ordre du réel et le langage. Le cinéma y introduisant l'Imaginaire - si on veut être complet - c'est pour ça qu'on peut haïr l'idée même de corrida et trouver splendide le film. Peut-être que Serra va aussi là, qu'il est aussi en train de nous dire: attention à l'image, à la séduction qui la fonde. Dans l'ère de la séduction, le travelling n'est plus affaire de morale.
En même temps, une majorité des films contemporains, tous les jours, fonctionnent à la séduction, et celui-ci moins que tous les autres, quand même.
- Et cette hypertrophie virilo-carnavalesque du langage des mecs qui entourent Andrés, déjà elle est absolument magnifique dans sa manière de manier le trivial et le métaphysique, mais surtout, dans sa profusion, elle dit à quel point le réel est insupportable. Sans le langage, la corrida n'est qu'une boucherie.
Alors il faut le recouvrir par une fiction : le taureau est un fils de pute, il était très agressif, il voulait te tuer (non il était en détresse), tu es un surhomme, tu es le meilleur, le plus fort (Andrés a sans doute, comme le taureau, été élevé, dressé pour être un torero). Fils de pute. Va te faire foutre Madrid. Tu leur as cloué le bec. Et puis bien sûr Dieu, qui sauve Andrés de la mort - parce que le hasard est insupportable.
Je pense aussi aux costumes magnifiques dont on ignore l'origine, la tradition, la signification. C'est juste un empâtement de signes, un surcroît de culture au milieu d'un massacre. Quand Andrés est recouvert de sang, ce qui rend les traces de sang si belles, c'est le costume - ou inversement. L'un et l'autre s'orne mutuellement.
- dans la salle, une spectatrice insupportable a pris plusieurs fois l'écran en photo sans même prendre la peine de couper le son de son téléphone qui faisait le bruit d'un appareil photo analogique. En même temps, Tardes de Soledad était le film parfait pour ça. Puisque Serra nous habitue à la mort du Taureau (il y en a plusieurs, mais ils n'en forment qu'un seul, le symbole de ce qui n'a pas de langage et qui est donc condamné à mourir pour ça), il veut qu'on ait envie de voir autre chose, le spectacle est ailleurs: dans l'envie de voir la mort d'Andrés.
Et là le film touche à quelque chose de très puissant : craindre de voir quelque chose, c'est avoir peur de sa propre envie de voir.
Murielle Joudet sur son compte fb